NAVARRE : les coulisses du changement

OPINION - L'auteur est président d'EAJ-PNV en Navarre (démocrates basques), parlementaire foral de la coalition Geroa Bai depuis 2015 et actuel président du Parlement de Navarre. Il revient sur le changement politique en Navarre, c'était il y a dix ans.

Unai Uhalde

5/31/2025

Lorsque j'entends parler de nos jours de leadership partagé ou de gouvernance collaborative, il me revient en mémoire que ce qui s'est passé dans la politique navarraise il y a dix ans a anticipé ces concepts dans la façon de gérer la chose publique. L'avènement de ce qui a été appelé le "Gouvernement du changement", suite aux élections municipales et provinciales du 24 mai 2015, a représenté une révolution dans les politiques publiques qui se sont développées par la suite, mais aussi dans la façon de fonctionner et de faire de la politique. Le temps du quadripartisme arrivait. Et j'ai eu la chance de vivre en première personne ce moment historique en assumant cette année-là la responsabilité de la direction d'EAJ-PNV en Navarre et en faisant mes débuts comme novice au Parlement de Navarre.

Nous sortions d'une législature agonisante, dirigée par Yolanda Barcina, qui s'était appuyée sur la béquille habituelle qui avait soutenu le régime d'UPN pendant des années : le PSN. C'était l'époque du "petit fromage". Un partenaire qu'elle a écarté à coups de pied quelques mois seulement après qu'il l'ait hissée au fauteuil présidentiel. Incapable d'adopter des budgets, avec une action publique boiteuse, sans majorité parlementaire, avec une société navarraise qui ne se sentait pas représentée par sa politique conservatrice et arrogante. Cela sentait la fin de cycle. Ce qui semblait impossible pouvait arriver cette fois-ci. Que le crépuscule du petit enclos provincial arrivait. Que les images d'inaugurations comme celle de la caserne de Fitero, avec des dirigeants politiques espagnolistes et de droite, appartenaient définitivement au passé dans une société navarraise plurielle et majoritairement progressiste.

De la Navarre en noir et blanc à la Navarre colorée.

À la Navarre de tous et toutes. "Guztion Nafarroa". Y compris des abertzales, patriotes basques. Ce fut notre slogan de campagne dans la coalition Geroa Bai pour ces élections provinciales : "Nous allons récupérer la Navarre, une Navarre de tous et toutes, pour tous et toutes". Et le résultat électoral donnait une opportunité à cet amalgame de forces politiques qui avions concouru aux élections de 2015 dans différentes coalitions pour pouvoir démontrer que nous étions capables de nous mettre d'accord et de gouverner autrement. La somme de Geroa Bai, EH Bildu, Podemos-Ahal Dugu et Izquierda-Ezkerra rendait mathématiquement possible une majorité parlementaire sans avoir besoin d'un parti socialiste qui dans le passé récent avait pris la fuite, tant en 2007 qu'en 2014. C'était un défi. Beaucoup ne misaient pas un sou dessus. Nous devions démontrer que nous n'étions pas condamnés à rester dans l'opposition en protestant. Il y avait une majorité sociale qui nous interpellait pour être à la hauteur du moment historique.

Et ce fut possible. Malgré le fait que, comme dans mon cas, nous étions des nouveaux venus. Normalement, les grands moments politiques et historiques sont associés à quelques visages sur lesquels on met l'accent et qui les symbolisent. Le changement de 2015 fut représenté par la journaliste Uxue Barkos, à qui il revint d'assumer la responsabilité de la présidence du Gouvernement de Navarre. Mais, au-delà d'une personne, je crois que le changement de 2015 a eu de grandes et merveilleuses coulisses composées de gens divers provenant de cultures politiques très différentes capables de nous mettre d'accord et, d'une certaine manière, de faire l'Histoire. Depuis une position plus secondaire et discrète, mais indispensable. Dans les institutions et en dehors d'elles.

En ce sens, l'expérience de la gestation au Parlement de Navarre de l'accord programmatique pour la Législature de 2015 à 2019 dans les jours qui ont suivi les élections fut l'une des plus enrichissantes de mon parcours politique. Une trajectoire qui jusqu'alors s'était mue dans le couloir municipal, devant aussi tisser des accords entre différents depuis l'époque du Groupement d'Alsasua. Une grande école. La culture politique d'EAJ-PNV en Navarre avait aussi été celle de travailler avec des différents depuis des décennies, partageant des coalitions avec Eusko Alkartasuna et postérieurement dans les coalitions Nafarroa Bai et Geroa Bai. Avec ma propre expérience et ayant côtoyé des référents comme Urbiola, Agirrebengoa ou Ayerdi qui ont toujours eu la générosité et l'engagement de savoir céder le protagonisme et renoncer aux positions partisanes en faveur d'un bien supérieur comme le changement que nous avions entre les mains à ce moment-là. Un changement partagé et pluriel.

Je me souviens de ces longues journées qui ont abouti à un document avec huit blocs et des centaines de mesures à développer dans la nouvelle législature. Les interminables discussions et le travail en commun des quatre forces politiques pour assurer le suivi de l'action gouvernementale. De longs jours et nuits pour élaborer et amender les budgets, adoptés chaque année depuis lors. Stabilité institutionnelle depuis la pluralité. Travaillant coude à coude avec des personnes comme Koldo, María, Isabel, Patxi, Jokin, Consuelo, Virginia, Rafa... compagnons de coalition. Mais aussi Bakartxo, Adolfo, Laura, Josemi, Ainhoa, Mikel, Marisa... Ce fut un modèle révolutionnaire de gouvernement dépendant d'un multipartisme à un moment où les gouvernements de coalition étaient encore une rareté qui ont ensuite proliféré sous d'autres latitudes. Et un modèle très complice et empathique avec la société organisée du moment. Avec beaucoup d'explication et de pédagogie avec de nombreuses personnes qui avaient toute une vie de militantisme d'opposition et qui passaient à avoir des possibilités réelles de contribuer à l'action d'un gouvernement.

Beaucoup d'heures, beaucoup de discussions et énormément de travail. Mais une grande récompense sous forme de jalons qui se sont produits depuis que cette législature du changement s'est mise en marche. Comme voir qu'une radio en basque dans la région de Pampelune mettait fin à une illégalité injustifiable. Ou voir les yeux embués de tant de familles de réprimés de la Guerre Civile enfin reconnus institutionnellement dans l'atrium du Parlement. Ou une contribution économique plus juste et moins lourde de la Navarre à l'État. Ou des avancées réelles de l'autogouvernement pour récupérer des compétences historiques de la Navarre comme la circulation. Ou passer de gouvernements qui légiféraient et agissaient contre leur propre langue –le basque– à un gouvernement qui commençait à avancer dans sa normalisation progressive. Ou comment 44 communes sont sorties de la zone dite “non bascophone” et sont passées à la zone mixte. Ou tenter d'éclaircir les abus du passé comme la disparition de la Caisse d’épargne de Navarre. Ou mettre en marche des politiques environnementales pionnières en matière de déchets ou d'économie circulaire. Ou créer pour la première fois une structure depuis l'Administration dirigée à chercher vérité, justice et réparation pour toutes les victimes de la violence. Ou voir comment l'égalité progressait et la coéducation entrait dans les salles de classe. Ou construire un nouveau modèle fiscal redistributif. Ou miser sur les dépenses sociales en santé, éducation ou droits sociaux après des années de coupes. Ou jeter les bases d'une nouvelle organisation de la carte municipale et doter de suffisance financière et d'argent pour les investissements aux entités locales. Ou combattre depuis les institutions l'injustice et la disproportion dans des cas comme celui d'Altsasu. Ou être de nouveau présents en Europe. Ou récupérer les relations normalisées avec nos voisins basques d'Álava, Gipuzkoa, Biscaye et Iparralde... Ceci et tant d'autres choses encore.

Aujourd'hui, il semble que se consolident des modèles de gouvernement de coalition entre différents, mais il y a toujours des risques d'involution. Rien ne peut être tenu pour acquis en ces temps de polarisation et de populismes. La perspective d'avoir été au Parlement depuis 2015 dans différentes expériences de gouvernement partagé me fait constater qu'en dix ans, les choses ont changé, mais pas toujours en mieux. En fait, le rythme d'avancée et d'élargissement des droits de la citoyenneté qu'a représenté ce Gouvernement du changement de 2015 s'est ralenti dans certains aspects. Il y a donc du travail à faire et des batailles sur lesquelles insister pour l'avenir.

En tout cas, ces jours-ci, il m'est inévitable de regarder en arrière et de me souvenir de ces passionnants jours de mai 2015. Je le fais avec un sourire, avec fierté et avec une pointe d'émotion de me sentir partie de ce moment, avec beaucoup d'autres gens. De cette cuisine dont les fourneaux ont fait sortir le Gouvernement du changement. J'imagine que ce sera la fierté d'avoir été, comme dit mon compagnon de parti le conseiller Irujo, du bon côté de l'Histoire.

L'auteur est président d'EAJ-PNV Navarre, parlementaire provincial de Geroa Bai depuis 2015 et actuel président du Parlement de Navarre